To listen to audio on Rock Paper Scissors you'll need to Get the Flash Player

log in to access downloads
Sample Track 1:
"La Danza del Millonario" from Canibalismo
Sample Track 2:
"La Plata (en mi carrito de lata)" from Canibalismo
Sample Track 3:
"The Ride of the Valkyries" from Canibalismo
Layer 2
Interview

Click Here to go back.
Paris DJs, Interview >>

Entretien avec Olivier Conan (Chicha Libre, version française)

Olivier Conan est le leader de Chicha Libre, un groupe de New York qui mêle, aux motifs tropicaux de la cumbia psychédélique péruvienne (la chicha), la surf pop, le rock et bien d'autres ingrédients. Le groupe a publié un premier disque fameux en 2008 (Sonido Amazonico, Crammed Records / Barbès) et revient avec une nouvelle galette hypnotique, Canibalismo (Crammed Records / Barbès) - un des tous meilleurs disques de cette année. Sans Olivier Conan, la chicha serait restée presque inconnue en dehors du Pérou avant qu'il réunisse le meilleur du genre dans deux compilations mémorables (Roots of Chicha 1 & 2, Crammed / Barbès). Quelques semaines avant son premier concert parisien avec Chicha Libre au New Morning (le 30 juin), il évoque ici ce travail d'archéologue de la chicha et sa place dans la société péruvienne, son goût pour les hybridations musicales, son club à Brooklyn (Barbès) et son label (Barbès Records). Olivier sera de retour bientôt sur Paris DJs avec un mix exclusif, Chicha Libre is Molesting Laura.

01. Tu es français, mais tu vis à New York depuis des années. On te connaît peu de ce côté-ci de l'Atlantique. Je crois que tu as à peu près résumé la situation. J'ai déménagé à New York il y a 25 ans, et plus précisément à Brooklyn... Bien qu'on me rappelle tous les jours que je suis Français, aujourd'hui je me sens surtout new-yorkais… Il faut me voir comme un français non-pratiquant, un peu comme il y a des catholiques non-pratiquants...

02. Tu as fondé Barbès (un club, mais aussi un label). Avec un nom comme ça, tu voulais apporter un peu d'exotisme parisien à New York ? Tu sais, je me méfie de l'appellation 'exotique'… Je fais déjà une musique perçue comme exotique… Avant d'être un label, Barbès était (et est toujours) un petit club de Brooklyn, que j'ai ouvert avec mon ami chichero Vincent Douglas. On l'a nommé Barbès, parce qu'effectivement c'est français, mais aussi afin que cela puisse correspondre à quelque chose de réél. Le Paris dans lequel j'ai grandi pourrait être défini comme l'anti-Amélie Poulain. Je suis de la Place de Clichy et Vincent est de Couronnes. Ce sont deux quartiers anciens de Paris, avec une importante population d'immigrés. L'opposé de ce que pourrait attendre un new-yorkais d'un bistro parisien en quelque sorte. Le label a pris le nom du club et a commencé il y a 6 ans.

03. Quelle couleur imaginais-tu pour le label ? Je n'ai aucune réponse à cette question. Même si les synesthésies me fascinent, je n'ai jamais pensé le label en termes de couleurs. J'ai voulu promouvoir la 'musique impure' avec ce label, faute de trouver une meilleure formule. Des hybridations personnelles, une musique qui est ancrée dans les traditions mais qui sait s'en affranchir. Je pense que tous les groupes du label répondent à cette définition. Pour Hazmat Modine, c'est sûr, ils ne jouent pas de blues traditionnel… mais c'est aussi vrai pour Slavic Soul Party et Chicha Libre. Nous avons tous en commun cet attachement à une musique ancienne, voire traditionnelle, tout en fixant nos propres règles.

04. Tu as sorti deux compilations culte, 'Roots of Chicha 1 et 2'. Est-ce que c'était le début de l'aventure chicha pour toi ? Oui, tout à fait. Bien que l'aventure ait vraiment commencé quand j'ai entendu la musique pour la première fois au Pérou.

05. Parle-nous de tes voyages au Pérou en quête de galettes vintage. Des images de jungle et de forêt humide me viennent, je t'imagine comme une sorte de colonel Fawcett du vinyle... Tu sais trouver les points sensibles… C'est marrant que tu mentionnes le Colonel Fawcett. Parmi toutes mes casquettes, je suis un acteur de doublage. Je fais la voix française d'une série australienne nommée The Lost World, et le personnage que je double s'inspire plus ou moins du fameux Colonel... La vérité est cependant bien moins exotique. Je voyageais au Pérou avec ma copine, je cherchais de la musique, puisque c'est pour ça qu'on voyage. J'étais fan de criolllo péruvien depuis longtemps, alors je cherchais surtout des disque de criollo anciens. J'ai fini sur des marchés à acheter des CD pirates (désolé…). La plupart des vendeurs connaissaient et aimaient vraiment ce qu'ils vendaient. L'un d'eux m'a fait écouter ce qu'ils appellent des 'cumbias anciennes', les 'cumbia antiguas' qui, en fait, sont des cumbias amazoniennes - Los Mirlos et Juaneco y su combo. Ça m'a fait flipper. Ça peut paraître ringard, mais c'était comme si j'avais toujours connu cette musique. Elle avait tous les ingrédients de la musique que j'ai toujours aimé, mais elle était complètement originale en même temps. J'ai fini par acheter beaucoup de disques, aucun vinyle pour ce premier voyage, seulement des CD et des collections de MP3. Les vinyles, j'ai commencé à en acheter à mon deuxième voyage. Je savais davantage ce que je cherchais, et j'avais aussi les habitants de Lima pour m'aider...

06. Comment peux-tu décrire la chicha en quelque mot ? Quelles sont les spécificités de cette musique selon toi ? La chicha est la musique tropicale péruvienne qui a commencé à se développer à partir de 1968. Les groupes utilisent une section rythmique afro-caribéenne typique (basse, timbales, conga et bongo) pour jouer une version simplifiée la cumbia colombienne. L'instrument principal de la chicha est la guitare électrique, ce qui éloigne cette musique des autres dans le genre tropical, et l'orgue est également important - à un degré moindre. Les guitaristes sont formés à l'école du criollo (le style espagnol, les valses) et la plupart sont des virtuoses. Les chansons sont perméables à tous les genres possibles, de la musique andine aux rythmes amazoniens en passant par la musique classique, la salsa, le rock, la musique brésilienne… C'est la musique impure la plus convaincante qui soit et pourtant c'est celle qui a la plus forte identité. Bien que ce soit une musique attrape-tout, elle sonne comme nulle autre.

07. Venons-en à Chicha Libre. Le nom du groupe rappelle la liberté de votre musique et de vos influences, mais c'est aussi une allusion à un cocktail fameux, avec un arrière-plan forcément politique. Oui, l'idée c'était de jouer une chicha très libre. Et effectivement, on entend 'cuba libre' et aussi 'lucha libre' dans ce nom, les deux relevant d'une esthétique plaisante. On voulait aussi se servir de la Chicha comme d'un gabarit, un cadre. Et pas seulement la musique, mais aussi tout le processus qui est derrière cette musique. Nous avons utilisé les mêmes instruments, avec la même section rythmique tropicale et, comme les meilleurs chicheros, nous avons pris la liberté d'utiliser tout ce qui fonctionnait. Cela signifie qu'on a utilisé des rythmes de cumbia en majorité (en incluant des éléments de salsa, rock et merengue çà et là), mais aussi nos origines et nos goûts personnels. Qu'il s'agisse de la variété française, du classique, des B.O.F., tout ce qui est important pour nous. Une façon pas très éloignée du rock n' roll, avant que le rock n' roll ne commence à être codifié par des sectes orthodoxes…

08. D'où viennent les musiciens du projet Chicha Libre ? J'ai joué avec la plupart des musiciens dans d'autres groupes - Bebe Eiffel pour la plupart, un groupe qui jouait mes chansons françaises, Las Rubias Del Norte, un groupe qui fait de la musique de chambre latino qui fait des reprises dans un style plus ou moins latin. Nous n'avions jamais joué avec notre bassiste, Nick Cudahy, mais je le connaissais de barbès. Je l'avais entendu dans des configurations très différentes, je pensais qu'il serait bon avec nous, et il l'est. Le groupe a évolué avec les années, on a une section de percus complètement différente par exemple. Coincidence ou pas, elle est davantage latino désormais, aussi bien sur le plan des origines géographiques que sur le plan du style.

9. Est-ce que tu imaginais au départ que Chicha Libre serait un vrai groupe, ou est-ce que tu le voyais seulement comme un projet rendant hommage au genre ? On a commencé comme un hommage - quelque chose d'amusant parce nous aimions vraiment cette musique. Cela a bien fonctionné immédiatement, alors c'est devenu très vite un projet original. Les gens semblaient très vite emballés par la musique.

10. Comment avez-vous été accueillis au Pérou quand tu es revenu jouer là-bas ? Le Pérou, c'et très compliqué. Tu ne peux pas imaginer un pays plus divisé sur le plan social. La Chicha, c'est la musique du ghetto et, à ce titre, elle n'a jamais été acceptée par la classe moyenne. Résultat : la chicha n'a aucune visibilité. Les choses ont changé avec la fin de la guerre civile et la démocratisation. La cumbia amazonienne est redevenue populaire, mais la chicha de Lima, qui vient de la classe ouvrière, reste méprisée. Le club qui nous a invités à jouer est au cœur de Miraflores, le quartier de la classe moyenne. Certains chicheros péruviens ont pris ça pour une insulte. Et puis, quand nous avons parlé d'inviter Los Shapis, les organisateurs sont devenus vraiment inquiets, ils craignaient que ça n'attirent un public « peu recommandable ». Los Shapis, c'est le symbole même de la Chicha, des 'serranos', ces ouvriers immigrés venus des Andes qui ont grossi une bonne part des taudis de Lima. On voulait nous vendre au Pérou comme un groupe étranger indie, mais là-bas, avec un nom comme le nôtre, personne ne peut ignorer les implications sociales et politiques de cette musique. On a fini par inviter Los Shapis à jouer quelques chansons avec nous, ce fut une soirée géniale, mais ce fut une expérience éreintante. Il plus facile pour nous de jouer en Argentine ou en Colombie, parce que là-bas nous sommes considérés comme un groupe et non comme un phénomène social. On vient de faire une tournée en Amérique du Sud, mais on ne s'est pas arrêtés au Pérou cette fois-ci. Cela dit, cette expérience péruvienne était géniale, j'ai hâte d'y retourner. J'y ai rencontré des gens fantastiques, qui raisonne en dehors des considérations de classes sociales et qui sont vraiment intéressé par l'histoire de la musique, sa place dans le monde, etc.

11. 'Canibalismo', c'est un titre magnifique pour un disque. C'est ce qu'on s'est dit... Merci. Et merci à Oswald de Andrade.

12. J'imagine que le mot 'acculturation' est un mot important pour toi. Tu ne trouves pas qu'on vit une époque paradoxale ? Il n'a jamais été aussi simple de voyager et de rencontrer des gens, mais au lieu de favoriser un écosystème de cultures différentes, cela nous amène à une convergence qui détruit les différences. Même toi et moi, tous les deux français, nous sommes en train de faire une interview en anglais [le présent entretien est traduit de l'anglais] au-dessus de l'Atlantique... Ouais… je suis complètement d'accord avec toi, c'est un des grands paradoxes de notre temps. Cela a vraiment commencé dans les années 60, avec l'explosion de la culture jeune et les premiers temps du rock. Des groupes de jeunes partout le monde s'emparaient de guitares électriques et de batteries, avec une attitude de rébellion et de modernité. Le résultat a été monumental, que ce soit au Cambodge, au Congo, au Brésil, en Malaisie, au Pérou… chaque pays du monde semblait capable de faire naître un mouvement hybride qui révolutionnait sa culture populaire. Il y a eu des réussites majeures : le tropicalisme, le soukous, le rock cambodgien. Bien sûr, cela ressemble rétrospectivement davantage à de l'impérialisme qu'à de l'acculturation, mais la frontière entre les deux est tellement ténue… Le principal problème, c'est que la première révolution globale a marque le début d'un processus d'homogénéisation irréversible. Beaucoup de musiques nouvelles ou différentes en ont fait les frais. L'histoire se répète : la musique électronique et le hip-hop, qui au début insufflent un nouveau mouvement, finissent par gommer toutes les différences, comme tu le remarques. Mais il est intéressant de remarquer le mouvement inverse en Occident, avec de plus en plus de groupes utilisant des références musicales "exotiques" pour créer quelque chose de nouveau. D'Antibalas à Dengue Fever, de Vampire Weekend à Beirut, ils s'en remettent à des codes avec lesquels ils n'ont pas grandi. C'est une forme d'impérialisme inverse malgré le fait que ces groupes (dont Chicha Libre) utilisent précisément ces hybrides de la pop des années 60 comme un cadre et un point de départ à leur travail. On est toujours dans l'auto-référence.

13. 'L'Âge d'Or' est ma chanson préférée sur 'Canibalismo'. C'est une sort de morceau 'circumtropical' : on pense à l'El Dorado et à la forêt amazonienne, mias on pense aussi à la jungle indonésienne et à l'Afrique tropicale (les baobabs). Exactement - 'circumtropical' serait le mot juste. En fait, cela devrait être un nouveau genre, ça me plaît beaucoup. N'oublie pas les Îles du Pacifique (« le canon sonnait dans les atolls »). J'essaye avec cette chanson d'évoquer toutes les images exotiques associées à la fois au colonialisme et à une certaine littérature du voyage au XXe (pense à Cendrars), qui semble perdue entre la découverte authentique et l'exploitation complète.

14. C'est aussi une chanson ironique sur les paradis perdus et le colonialisme. Je vois que tu as écouté les paroles, j'en suis ravi… oui, l'exotisme et la nostalgie. Ce désir pour une époque révolue, un âge d'or, quand tout était plus pur, quand le meurtre était sanctifié. C'est une obsession très française je trouve, et d'une certaine manière une obsession personnelle, même si j'ai essayé de l'inverser. Mon grand-père était dans l'armée coloniale, que puis-je ajouter à cela... La chanson évoque la cannibalisation des autres cultures par la culture occidentale, et l'obsession de celle-ci pour les cannibales…elle comprend des allusions et des citations de Rimbaud, Francis Jammes, Chostakovitch, Prévert/Cosma, et deux ou trois autres choses… Tous imbattables côté nostalgie, tous coupables, et tous très brillants. La Nostalgie est une machine incroyablement puissante, qu'elle soit au service d'ne introspection toute personnelle ou utilisée comme un outil social ou politique — qu'elle soit utilisée par Le Pen ou par François Villon...

15. Quand j'écoute votre reprise de la charge des Walkyries de Wagner, j'ai du mal à chasser les images d'Apocalypse Now — des visions de jungle tropicale en flammes et d'hélicoptères… c'est assez malsain. Coppola a réussi à imposer sa vision et sa propre lecture de ce morceau. Je trouve ça assez génial — presque tout ceux qui l'écoutent mentionnent les hélicoptères...

16. Vous avez joué une version du thème des Simpsons en chicha. est-ce que matt Groening est un fan de Chicha Libre? Oui, Matt Groening est venu nous voir à Brooklyn ; apparemment il aime beaucoup le groupe, ce qui est très flatteur. Je voudrais cependant signaler que ça n'a rien à voir avec le fait qu'on ait repris la musique des Simpsons, c'était une pure coincidence.

17. Je ne sais pas si tu suis encore l'actualité française, mais récemment, mais il y a eu une polémique sur ce qu'on a appelé 'la hiérarchie des civilisations'. A ce sujet, l'ancien ministre de l'éducation nationale Luc Ferry a déclaré : "Eh oui, le Don Giovanni de Mozart, c'est supérieur aux tambourins nambikwaras." J'ai tout de suite pensé à Chicha Libre, qui mêle reprises de Satie, Ravel et Wagner à une certaine tradition amazonienne… que t'inspire cette déclaration ? Te dire que cela me donne la nausée est un euphémisme. Et pas seulement parce que cette déclaration est, littéralement, provinciale, mais aussi parce qu'elle résume et ramasse certaines des pires valeurs françaises. Ce que Ferry exprime est un concept hégélien basique qui est au cœur de l'idéologie française républicaine, et pas seulement à droite. La gauche française présente la même idéologie, également inspirée par Hegel. C'est une forme de justification - théorisée - de la colonisation. C'est ainsi qu'ils ont pu vendre la promotion de la francophonie comme une façon d'encourager le progrès. C'est ainsi qu'ils justifient la colonisation française en Afrique. Comme le fait d'avoir un Etat africain avec un poète tel que que Senghor à sa tête est une autre forme de justification, sans parler du fait que le monde a profité de la lumière de notre civilisation, etc., etc. Je m'arrête là. Et puis j'aime Don Giovanni j'ai fait une reprise de "Notte e Giorno Faticar aria" avec Las Rubias del Norte... Peut-être qu'on devrait en faire une nouvelle version avec des percussions nambikwaras. Mmmmmm…

18. Tu as signé un groupe qu'on aime beaucoup à Paris DJs, Hazmat Modine. Je connais Wade Schuman depuis des années, j'étais déjà un fan d'Hazmat Modine au siècle dernier… je suis ravi d'avoir contribué au succès de ce groupe. Ils sont devenus un groupe incroyablement puissant ces dernières années. J'aime le fait qu'il puissent faire une musique à l'ancienne d'une façon si peu nostalgique. C'est l'une de leurs grands qualités.

19. Quels sont les nouveaux artistes que tu as signés et que tu peux nous conseiller ? Tu sais, le marché du disque étant ce qu'il est, je fais un break et je ne prends plus de nouveaux projets. Parmi les plus récents, j'aime beaucoup celui de Pierre de Gaillande : des chansons de Brassens brillamment traduites et adaptées en anglais. Et Chico Trujillo demeure un de mes groupes préférés - le grand groupe de cumbia au Chili.

19. Tu n'as jamais joué en France, c'est dingue. On sera enfin à Paris, au New Morning le 30 juin. Je pense que le fait que nous soyons deux Français dans le groupe a joué contre nous… je suis très impatient d'y être.

 06/01/12 >> go there
Click Here to go back.